Recouvrement des créances des chantiers navals : attention à la prescription !

A l’instar de toutes les entreprises, les chantiers navals peuvent se trouver confrontés à des difficultés de recouvrement de leurs créances vis-à-vis de leurs clients.

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La subtilité de la matière tient notamment à la coexistence de deux délais de prescription bien différents : une prescription « longue » applicable à la construction navale (I) et une prescription « courte » en matière de réparation navale (II).

Précisons d’ores et déjà que, dans les deux cas, les dispositions légales ne sont pas issues du Code civil mais du code de commerce, car la loi et la jurisprudence qualifient d’actes de commerce les activités de construction et de réparation navales.

I. La construction navale : une prescription « longue »

Sans qu’il soit ici besoin d’entrer dans le détail des modes de construction navale (au forfait ou à l’économie, selon la distinction classique), ni de se prononcer sur la question délicate de la nature juridique du contrat de construction navale (contrat d’entreprise ou vente à livrer), retenons simplement que la construction d’un navire s’entend avant tout de la construction de la coque et/ou des machines, conformément aux définitions posées aux articles D. 5113-2 et D. 5113-3 du code des transports.

Plus précisément, il ne s’agit pas de la vente d’un modèle produit d’avance et en série, mais de la fabrication d’un navire en utilisant des matériaux et de la main-d’œuvre.

Pour ce type de contrat, l’article L. 110-4 I du code de commerce prévoit un régime de prescription calqué sur le droit commun issu du Code civil :

« I.-Les obligations nées à l’occasion de leur commerce entre commerçants ou entre commerçants et non-commerçants se prescrivent par cinq ans si elles ne sont pas soumises à des prescriptions spéciales plus courtes. »

De manière quelque peu contre-intuitive, le point de départ du délai de prescription d’une dette contractuelle ne coïncide pas nécessairement avec la date d’émission de la facture, ni même avec la date d’exigibilité de celle-ci.

En effet, la Cour de cassation considère que « l’obligation au paiement du client prend naissance au moment où la prestation commandée a été exécutée […], peu important la date à laquelle [le vendeur ou le prestataire de service] avait décidé d’établir sa facture » (Cass. com., 26 février 2020, n° 18-25.036 P).

En matière de construction immobilière, il est jugé que c’est dès l’achèvement des travaux que le délai de cinq ans commence à courir (Cass. 1ère civ., 19 mai 2021, n° 20-12.520 P).

Dans le domaine de la construction navale, l’article L. 5113-3 du code des transports invite sans doute à fixer cette date à la recette du navire, c’est-à-dire lorsque ce dernier est à flots après essais, sauf clause contraire.

Ce délai de cinq ans est relativement protecteur pour le chantier naval qui aurait à souffrir d’une facture impayée, comparativement à la courte prescription existant en matière de réparation navale.

II. La réparation navale : une prescription « courte »

Dans le silence de la loi, il est possible de retenir une définition « en creux » de la réparation navale : ne relevant pas d’une œuvre de construction, il s’agit ici des travaux d’entretien, de réfection, de rénovation d’un navire.

En droit, ces travaux s’analysent en une prestation de service, plus précisément en un contrat d’entreprise.

Dans ce domaine, l’article L. 110-4 II du code de commerce prévoit un régime de prescription différent, caractérisé par un bref délai et un point de départ spécifique :

« II.-Sont prescrites toutes actions en paiement :

1° Pour nourriture fournie aux matelots par l’ordre du capitaine, un an après la livraison ;

2° Pour fourniture de matériaux et autres choses nécessaires aux constructions, équipements et avitaillements du navire, un an après ces fournitures faites ;

3° Pour ouvrages faits, un an après la réception des ouvrages. »

La jurisprudence fait une application fidèle de ce texte en jugeant que « l’action en paiement du prix de travaux de réparation exécutés sur un navire se prescrit dans le délai d’un an à compter de leur réception » (Cass. Com., 14 janvier 1997, n° 95-10.188 et 95-10.214 P).

Il y a longtemps déjà, la Cour de cassation est venue préciser que cette prescription annale spécifique s’applique uniquement en matière de travaux de réparation navale, à l’exclusion donc de la construction navale (Cass. com., 9 avril 1991, n° 89-16.772 P : arrêt rendu au visa de l’ancien article 433 du code de commerce, devenu l’article L. 110-4 II du même code).

Aux termes mêmes du texte cité ci-dessus, la réception des ouvrages constitue le point de départ du délai de prescription d’un an, ce qui pose difficulté en l’absence de réception expresse matérialisée par un procès-verbal de réception.

Or, en pratique, il arrive qu’aucun procès-verbal de réception ne soit signé entre le chantier naval et son client, soit par omission, soit par impossibilité de le faire pour diverses raisons.

Ou bien, ce qui revient au même sur le plan du droit, il se peut que le procès-verbal de réception ne soit pas établi contradictoirement entre les parties, faute de participation de l’une d’elles à cette opération : une telle réception des travaux est dépourvue de valeur juridique, en application de l’alinéa 1er de l’article 1792-6 du Code civil.

C’est pourquoi, au gré des nombreux litiges portés à la connaissance des tribunaux, la Cour de cassation a été conduite à développer la notion de réception tacite :

  • « Mais attendu qu’ayant relevé que M. et Mme X… avaient toujours protesté à l’encontre de la qualité des travaux, la cour d’appel, qui a pu retenir que, malgré le paiement de la facture, leurs contestations excluaient toute réception tacite des travaux, a, par ce seul motif, légalement justifié sa décision » (Cass. 3ème civ., 24 mars 2016, n° 15-14.830 P).
  • « Mais attendu que l’arrêt énonce exactement que la réception de travaux de réparation navale est l’acte par lequel celui qui les a commandés les accepte, avec ou sans réserves, et que, si cette réception peut être tacite et résulter de la reprise de possession du navire, c’est à la condition que soit caractérisée la volonté non équivoque du donneur d’ordre d’accepter les travaux ; que le moyen, qui, en ce qu’il soutient que la prise de possession du navire suffirait à elle seule, sans autre circonstance, à établir la réception, procède d’un postulat erroné, n’est pas fondé » (Cass. Com., 19 septembre 2018, n° 17-17.748 P).
  • « La réception tacite résultait de la prise de possession jointe au paiement intégral, de sorte que la date à retenir pour le point de départ de l’action en garantie décennale était le 26 mai 2006 », date de paiement intégral de la facture (Cass. 3ème civ., 12 novembre 2020, n° 19-18.213 P).
  • « 7. La cour d’appel a constaté que les maîtres de l’ouvrage avaient pris possession de la première partie des travaux réalisés mais qu’ils avaient contesté de manière constante la qualité des travaux exécutés et demandé une expertise judiciaire pour établir les manquements de l’entrepreneur.

8. Ayant retenu souverainement que la volonté des maîtres d’ouvrage de prendre réception de celui-ci, fût-ce avec réserves, était équivoque, elle a pu en déduire l’absence de réception tacite à la date du paiement des premières factures de 2012 » (Cass. 3ème civ., 1er avril 2021, n° 20-14.975 P).

  • Ayant constaté que « la société des Iris n’avait pas soldé les travaux au 18 juin 2013 comme elle le prétendait, puisqu’elle restait devoir une somme à ce titre au 29 juillet 2015 » et « ayant souverainement retenu que ces circonstances établissaient le refus de la société des Iris d’accepter l’ouvrage affecté des désordres, le 18 juin 2013 ou à toute autre date ultérieure », la cour d’appel a pu en déduire que « la demande tendant à voir constater la réception tacite ne pouvait être accueillie » (Cass. 3ème civ., 16 septembre 2021, n° 20-12.372).
  • « En statuant ainsi [i.e., en retenant la réception tacite de l’ouvrage], alors qu’elle avait constaté que la société LJF n’avait pas payé le prix des travaux, qu’elle avait refusé de payer le prix de l’intervention complémentaire de la société STMO-CTMP du 11 juillet 2018 et qu’elle avait fait constater par un huissier de justice, le 16 juillet suivant, les désordres affectant le sommier, la cour d’appel, qui n’a pas caractérisé la volonté non équivoque du maître de l’ouvrage de recevoir les travaux et n’a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations, a violé le texte susvisé » (Cass. 3ème civ., 16 novembre 2022, n° 21-21.577).

Il résulte de ce courant jurisprudentiel, constant depuis au moins 2016 malgré quelques réticences de certaines juridictions du fond, que la réception tacite nécessite la réunion de deux éléments matériels (la prise de possession de l’ouvrage et le paiement intégral des travaux) et d’un élément volontaire (la volonté non équivoque de recevoir l’ouvrage), étant précisé que cet élément volontaire est présumé lorsque les deux éléments matériels sont réunis.

Si ces conditions cumulatives ne sont pas remplies, il ne peut y avoir réception tacite et le délai de prescription d’un an ne court pas.

Il y a donc là une véritable soupape de sécurité pour les professionnels de la réparation navale, confrontés à un bref délai d’un an seulement pour recouvrer leurs créances : puisque, par hypothèse, le maître de l’ouvrage n’a pas payé l’intégralité des travaux, la réception tacite est exclue et, partant, la prescription n’a pu commencer à courir à l’encontre du chantier naval.

De ce point de vue, l’absence de procès-verbal de réception s’avère finalement favorable à l’entreprise de travaux.


En conclusion, retenons que les chantiers navals ont tout intérêt à se montrer proactifs et diligents dans le cadre du recouvrement de leurs créances, tout particulièrement lorsqu’ils sont soumis au bref délai d’un an applicable en matière de réparation navale.

Lors de la phase amiable du recouvrement, il importe d’avoir à l’esprit que ni les discussions informelles ni même une mise en demeure adressée par lettre recommandée avec accusé de réception n’ont pour effet de suspendre ou d’interrompre le délai de prescription (Cass. 1ère civ., 5 février 2014, n° 13-10.791 P ; Com., 18 mai 2022, n° 20-23.204 P).

Afin de préserver ses droits sous peine de devoir renoncer définitivement à une créance prescrite, il convient soit de mettre en œuvre un mode alternatif de règlement des litiges (notamment une médiation ou une conciliation), soit de porter l’affaire sur le plan judiciaire (au fond ou en référé) avant l’expiration du délai.

Par ailleurs, outre ce volet précontentieux ou contentieux, un professionnel du droit est également en mesure d’intervenir en amont, par exemple au stade de la rédaction du contrat ou des conditions générales de vente, pour exploiter les possibilités d’aménager les règles légales relatives à la prescription.

Maître Thomas BEAUCHAMP, avocat

Maître Bernard RINEAU, avocat associé